ALERTE FEVRIER 2019: L’ACADEMIE FRANCAISE DELIVRE UN (BEAU) COURS DE DROIT DES USAGES LINGUISTIQUES
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Le 28 février 2019, l’Académie française a adopté un Rapport sur la féminisation des noms de métiers et de fonction (le « Rapport »). Ce texte contient de fines observations sociologiques (I) et analyses juridiques (II).
I Observations sociologiques
A Le Rapport contient des observations générales.
Il observe ainsi : « Tout d’abord, il n’existe pas de relevé probant des usages. Les documents mis à la disposition de l’Académie … font apparaître l’étroitesse du corpus disponible et l’immensité de la recherche qu’il faudrait entreprendre pour disposer d’une recension exhaustive des usages, en pleine mutation. Ces mêmes données font d’autre part apparaître la multiplicité des formes possibles de féminisation et le grand flottement que l’on constate entre les usages existants: maintien de la forme au masculin avec l’article masculin, ajout de l’article féminin à un substantif masculin, concurrence entre les diverses formes féminisées et, par ailleurs, variation des accords de genre entre le substantif féminisé ou non et les verbes, pronoms, adjectifs le concernant dans la suite de la phrase. Il faut ajouter qu’aucune réponse explicite n’est apportée aux questions qui précèdent dans les dictionnaires d’usage et les répertoires spécialisés. Cela est également vrai du Dictionnaire de l’Académie française, qui n’a pas pour vocation de recenser la pluralité des usages en train de naître ou de se former, mais de dire le «bon usage» dès lors qu’il est établi et consacré. »
Le Rapport note en outre que les termes féminisés correspondent plutôt aux fonctions de second rang. Pour les fonctions les plus élevées, les termes féminisés (« ambassadrice ») renverraient plutôt à l’épouse du titulaire qu’à une femme exerçant lesdites fonctions.
B Le Rapport contient des observations spéciales sur le monde judiciaire.
Le Rapport relève que le monde judiciaire réputé conservateur a pourtant depuis longtemps admis une certaine féminisation des noms avec des termes pourtant peu connus du langage courant tels que « demanderesse », « défenderesse » ou « bailleresse » qui sont encore en usage.
Le Rapport poursuit en évoquant la délicate question des femmes membres du barreau « qui répugnent encore très largement à être appelées «avocates», … Le même constat pourrait a fortiori être dressé pour le terme «bâtonnier». Dans le domaine de la justice, la féminisation semble pourtant passée aujourd’hui dans l’usage, bien qu’aucune féminisation systématique ne se constate encore chez les notaires, les huissiers de justice, les experts près les tribunaux ou les commissaires-priseurs –les formes féminines rencontrant les mêmes résistances que le terme «avocate».
Le Rapport évoque enfin la Cour de cassation qui « a exprimé le souhait de se conformer aux recommandations de l’Académie française en matière de féminisation des noms de fonctions et titres en usage dans les juridictions françaises. Or on observe encore quelques hésitations de l’usage: pour désigner une femme exerçant la fonction d’avocat général, le recours à la forme féminine (« avocate générale ») n’est pas systématique, l’emploi du masculin subsistant bien souvent dans l’usage courant. La même réserve vaut pour certaines formes auxquelles l’oreille n’est pas accoutumée (ainsi le féminin « substitute » semble rarement employé) ».
Sur la base de ces observations, le Rapport se livre à d’intéressantes analyses juridiques.
II Analyses juridiques
A Le Rapport rappelle le rôle de l’Académie française en matière linguistique.
L« …’Académie, qui a toujours fondé ses recommandations sur le «bon usage» dont elle est la gardienne …» a pour fonction «…non pas d’avaliser tous les usages, ni de les retarder ou de les devancer, ni de chercher à les imposer, mais de dégager ceux qui attestent une formation correcte et sont durablement établis. ».
En matière de féminisation des noms … « L’Académie se gardera donc d’édicter des règles de féminisation des noms de métiers: se fondant sur l’usage, qui décidera et tranchera en dernier ressort, elle indiquera les limites dans lesquelles peuvent être envisagées les formes que prendra cette adaptation légitime de la langue aux mutations de la société, sans chercher à embrasser dans des considérations trop générales l’infinie diversité des situations et des cas. »
B Plus techniquement, le Rapport contient deux distinctions intéressantes.
Dans un premier temps, l’Académie distingue entre d’une part les mots qui désignent la personne de leurs détenteurs et d’autre part ceux qui décrivent des fonctions, des grades ou des titres. Si les premiers ont généralement vocation à être féminisés dès lors qu’ils sont portés par des femmes, les seconds n’ont pas nécessairement cette vocation.
Le Rapport fait une seconde distinction entre les « appellations » pour lesquelles les femmes peuvent légitimement souhaiter infléchir l’usage dans le sens de la féminisation et ce qui relève de la « dénomination » des fonctions, des grades et des titres dans les textes juridiques, qui reste, elle, fortement contrainte par les textes écrits actuels. Si l’on comprend bien le Rapport, l’appellation est la formulation retenue par chacun ou chacune et qui bénéficie donc d’une grande flexibilité ; la « dénomination » est la formulation retenue par un texte et à ce titre s’inscrirait dans un corpus écrit plus contraignant.
Le Rapport conclut ce beau cours de Droit coutumier linguistique en notant que les innovations envisagées « ne peuvent être envisagées que dans le respect des règles fondamentales de la langue et selon l’esprit du droit français. ». A défaut de sécuriser le propos, cette chute est d’une qualité littéraire certaine.
P. M.